Le succès vaut zéro, l'insuccès compte double

Que signifie l’expression « Le succès vaut zéro, l’insuccès compte double » ?

C’est une attitude bien réelle, qui appartient à tous ceux qui dévalorisent leurs succès, tandis qu’ils exagèrent la portée de leurs échecs. Et cela peut devenir inadéquat, dysfonctionnel à la vie professionnelle ou personnelle de la personne, en lui occasionnant pléthore de tracas, allant de l’épuisement physique jusqu’aux problèmes relationnels.

La personne qui adopte cette attitude se sent souvent inadéquate et expérimente une carence chronique dans le jugement de soi et de ce qu’elle fait. Elle ressent de ne jamais avoir de ressources et de capacités suffisantes ; parfois elle peut éprouver une forme de culpabilité liée à cette « insuffisance ». Physiquement, ce ressenti se traduit en une grande fatigue, ce qui n’est pas étonnant en soi : chaque jour elle livre une vraie bataille, pour démontrer avant tout à soi-même sa capacité ou sa valeur. De plus, ce mécanisme est souvent très chargé émotionnellement, ce qui ajoute une fatigue émotionnelle tout aussi importante.

Dans le domaine scolaire ou universitaire, par exemple, il peut s’agir de l’étudiant qui se prépare consciencieusement pendant des mois pour passer un examen, tout en ressentant la même tension du jour d’examen tout le long de sa période de préparation. Le jour J, si l’étudiant passe l’examen avec les meilleures notes possibles, interpelé sur son insatisfaction, il répondra : « oui, je l’ai eu, mais c’est parce que les questions étaient étonnamment simples … », tandis que l’insuccès, qui peut arriver à quiconque et pour plein de raisons, il l’évaluera comme catastrophique : en somme, pour lui, les comptes ne tournent jamais ronds !

On pourrait dire que la conscience morale de cette personne est presque persécutrice : constamment, elle se fait des reproches, elle est éternellement insatisfaite, parfois même se définit comme étant « ainsi faite », comme si cette incapacité était un stigma de naissance, un désavantage biologique, qui l’empêche d’avoir les caractéristiques « gagnantes » qu’elle attribue aux autres.

« Les autres », sont d’ailleurs toujours idéalisés, pour les ressources qu’elle leur reconnait : qu’il s’agisse juste d’une désinvolture, ou d’une capacité d’atteindre des objectifs sans succomber à l’anxiété … ces autres, peuplent et nourrissent le dialogue intérieur du sujet, plus qu’exigeant :  il n’a de cesse d’« essayer » de bien faire, tout en se disant « j’y vais mais cela ne marchera jamais ».   Et si d’aventure cela marchait, ce ne serait de toute façon pas suffisant : du coup, jamais il n’atteint le plaisir, jamais il ne ressent d’avoir franchi la ligne d’arrivée.

Il ne s’agit donc pas d’une personne qui craint le jugement d’autrui : elle a plutôt une tendance à idéaliser les autres, mais nul besoin de démontrer aux autres quoi que ce soit, lorsque son juge le plus sévère on le porte en soi. Contrôlant, obsessionnel, implacable, impitoyable, persécuteur : ce juge intérieur prend tellement de place qu’il empêche tout élan positif, toute appréciation d’un résultat quelconque : jamais la personne en question ne se sentira à la hauteur, à sa juste place.

Cette sensation entraîne une fatigue constante, qui ne peut être soulagée, une démoralisation, la conviction de ne pas être capable de gérer telle ou telle autre situation, ou parfois de décevoir. Logique conséquence : l’évitement. La personne en question commence à éviter les situations qui lui engendrent ce ressenti d’ « échec annoncé ». Mais si cet évitement permet un soulagement dans l’immédiat, son effet secondaire en est la confirmation de sa propre incapacité, qui peut se résumer dans la phrase-type : « j’avais bien raison de ne pas tenter, je ne peux pas compter sur moi-même ». En structurant ainsi son dialogue intérieur, évitement après évitement, la personne se braque dans une attitude de renonciation préventive, qui peut conduire à une réelle pathologie (le « syndrome de l’imposteur ») ou à une manifestation de type dépressif.

Une autre caractéristique visible de cette dynamique est l’irritabilité, due à la sensation que « tout devient un obstacle », qui en fait un très bon patient des cardiologues et des médecins. Paradoxalement, dans une société qui pullule de coachs, de techniques de développement personnel, de la performance, du dépassement de soi, cette problématique affiche une croissance significative.

Qui peut être concerné par cette dynamique de pensée ?

Ce qui surprend est le fait qu’il s’agit pour la plupart de personnes de succès, qui avancent dans la vie, plutôt que de personnes que réellement « n’y arrivent pas ».

Ce sont des personnes qui ont toujours été exigeantes envers elles-mêmes et de ce fait elles ont développé énormément de ressources : bosseuses, elles ont développé un beau potentiel et réalisé beaucoup de choses, dépassé plein de difficultés, gagné plein de défis.

Alors, me direz-vous, il est où le problème ? En effet, l’attitude ici décrite n’est pas un problème, ni un défaut au sens commun du terme ; elle n’est pas foncièrement mauvaise, car c’est l’attitude qui nous pousse vers l’avant, à nous améliorer constamment. Ce n’est que lorsqu’elle se structure comme une pensée rigide, qu’elle peut se réveler lourde à porter, jusqu’à devenir invalidante. Pour utiliser une analogie, nous pourrions voir cette personne comme une voiture sportive qui court un rallye : elle est équipée d’un moteur puissant et a eu une très bonne préparation technique, mais tout le long du parcours elle avance le frein à main serré … du coup, pas simple la performance et surtout, pas de satisfaction à gagner le podium !

Il s’agit d’une croyance, qui peut se structurer rationnellement jusqu’à devenir une conviction. La mauvaise nouvelle est qu’aucune croyance ne peut être invalidée, car aussi bien pour nos croyances utiles que pour celles dysfonctionnelles, « tout ce qui est cru existe et rien d’autre » (Hugo von Hoffmannsthal). Il n’y a aucun moyen de contredire une croyance : soit on en reste prisonnier, soit on en sort.

La bonne nouvelle : sortir de la prison d’une croyance qui ne nous fait pas (ou plus) du bien, est possible : un changement de perspective, est bien souvent la clé de voute.

Choisir de construire petit à petit un regard différent à porter sur soi, sur ses capacités, sur son expérience, va pouvoir d’abord faire vaciller cette croyance, puis la fêler jusqu’à la démonter, pour faire place à une vision de soi plus ample, plus « aérée », plus bienveillante.

Il s’agit de choisir d’avancer en desserrant le frein à main, pour retrouver une qualité de vie appréciable et lancer sa voiture à toute vitesse ; autrement dit, il s’agit de redimensionner son juge intérieur, en lui insufflant un peu de souplesse, de flexibilité, en s’autorisant aussi bien l’insuccès que le succès : un levier plus puissant qu’on ne pourrait le croire, car, comme l’affirmait F. Nietzsche, « ce qui détermine le destin de l’homme est l’opinion qu’il a de soi-même ».

Credits : Article inspiré par une conférence d'Emanuela Muriana, Psychologue, psycothérapeute clinicienne à Florence depuis 1990 ; professeure de technique de la psychothérapie brève stratégique à l’école de spécialisation en psychothérapie de la Faculté de Médecine et chirurgie de l’université de Sienne pendant dix ans, et à l’école de spécialisation de Arezzo et Florence, depuis 1994; superviseure clinicienne de psychothérapeutes ; enseignante dans plusieurs masters de spécialisation en Italie et à l’étranger.