Peut-il le raisonnement devenir source de souffrance ?
Le raisonnement accompagne toute notre existence et, depuis l’antiquité classique, dans la culture occidentale, le raisonnement linéaire, bien construit, est soutenu et amplifié comme étant le moyen pour connaître la vérité des choses. Néanmoins, il peut parfois nous jouer de mauvais tours.
Lorsque, par exemple, nous analysons dans les moindres détails une situation pour opérer un choix, une méthode aussi connue que trompeuse est la très classique liste "pour ou contre" : sur une feuille divisée en deux, nous listons d'un côté les points en faveur d'un choix, de l'autre côté les points contre ce même choix ; tel sur une balance, le plat qui pèsera plus lourd nous donnera la réponse sur le choix à faire. Parfait, le raisonnement ne fait pas un pli, sauf que … c’est la prémisse à être erronée : elle présuppose, en fait, que nous considérons tous les tenants et aboutissants de la situation à analyser. Or, comment pouvons-nous avoir la certitude de recouper la situation en tenant compte de toutes ses composantes ?
Et encore, le problème ne s’arrête pas là. Plus on cherche et on analyse, plus on se perd et on se fatigue. Résultat des courses : un épuisement qui est second en intensité, seulement à la frustration de ne pouvoir toujours pas choisir.
Les économistes nous rejoignent sur ce constat et nous apprennent (Richard Thaler, père de l’économie comportementale et prix Nobel en 2017 pour ses travaux sur l’irrationalité économique des choix individuels) que nos choix, même ceux économiques, qui devraient être le fruit d’algorithmes infaillibles, sont souvent fait de façon plutôt instinctuelle, émotionnelle, que raisonnée et scientifique.
Donc, lorsque notre rationalité devient hyper-rationalité, soit elle nous bloque, soit elle nous fait faire complètement fausse route, en alimentant une conviction très répandue, celle de pouvoir connaître la réalité uniquement par une analyse objective. Heureusement, nous ne fonctionnons pas ainsi car, comme l’affirmait Dostoïevski,
« Si tout sur terre était rationnel, il ne se passerait rien ».
Il existe même une industrie millionnaire qui, bien consciente de tout ça, alimente le doute pour vendre, en nous convaincant que, tout seuls, nous ne pouvons pas « nous en sortir ». Le doute empoisonne lorsqu’il crée, puis entretient, un dialogue intérieur qui démonte /sabote tout ce que nous souhaitons entreprendre ou réaliser dans la vie.
Alors, comment faire « la part des choses » ?
Comment nos habitudes, comportements mais surtout, notre relation avec nous-mêmes peuvent nous aider à éclaircir nos doutes ?
Voici quelques pistes :
1. Toute question n’a pas de réponse ! Un doute doit partir d’une question qui peut avoir une réponse. Cela paraît banal, mais c’est tout le contraire. Souvent, nos difficultés à trouver une réponse est due à la question, inexacte ou inappropriée :
« les questions que nous nous posons déterminent l’exactitude des réponses » .
(E. Kant).
Il n’existe donc pas de réponses correctes à des questions incorrectes … Ce qui nous mène à nous demander, nécessairement : comment reconnaître une question incorrecte ? Du point de vue de la logique formelle, ce sont toutes les questions appelées indécidables : il s’agit d’énoncés qui ne peuvent pas avoir qu’une réponse de type oui/non ou une seule réponse valide, mais pour lesquelles toute réponse ouvre la voie à une autre question, en générant une boucle qui entretient et renforce le doute initial, dans un vrai labyrinthe. Concrètement, ce type d’énoncé peut être détecté par deux « réducteurs de complexité », des exemples d’incipit de la question même : le premier « Et si …. ? » le deuxième, qui devrait nous alerter outre mesure, car employé extrêmement souvent, est « Pourquoi … ? ».
2. Ecoutez plusieurs sources d’information. Les médias offrent une vision manipulée du réel. Plus que ça, chacun de nous « filtre » ses expériences par son propre point de vue. Multiplier les points de vue nous permet d’avoir un cadre plus ample de la situation. En l’absence de sources extérieures, considérez au moins cinq points de vue différents sur la question analysée (ex. : le vôtre, celui de votre meilleur ami·e, celui d’une personne que vous admirez, celui d’une personne que vous détestez, celui de votre grande mère … ). Autrement dit, avec les mots d’Heinz Von Fœrster
« Agis toujours en sorte d’augmenter le nombre de choix possibles »
3. Cadrer l’analyse. Il est désormais prouvé que « trop de choix tue le choix » (Barry Schwartz, « Le Paradoxe du choix ») alors une fois que l’on a étudié la question, recueilli informations, démultiplié les points de vue, fixer un temps et dire stop. Arrêter la recherche, le réexamen rationnel, sous peine d’engendrer le « looping » cité au point 1., qui nous enlise au lieu de nous éclaircir la voie.
4. Enfin, quoi faire lorsque le doute nous envahit « spontanément » ? Lorsqu’on rumine et nos pensées deviennent une persécution ? Penser de ne pas penser, est déjà penser. Donc, pour éloigner une pensée, à rien ne vaut la chasser. Particulièrement, avec un doute, plus on le chasse plus on le légitime en le rendant raisonnable. Ce faisant, nous le prenons en considération, nous cherchons à donner une justification à sa manifestation. Inconsciemment, nous lui attribuons des « lettres de noblesse » ! Ce qu’est le plus fonctionnel, donc, est de faire exactement l’inverse, c’est-à-dire de « rendre l’ennemi notre ami » en l’invitant à parler : accueillir ces pensées en les couchant sur papier, par exemple, permet de « faire la paix » avec elles, en réduisant leur pression sur notre mental.
Pour terminer, une fois ces quelques stratégies testées,
« Si vous ne pouvez pas vous décider entre faire ou ne pas faire quelque chose, faites-la : au pire, vous apprendrez une leçon ».
(G. Gurdjieff)
Article librement inspiré par le travail de la Dre. Moira Chiodini, Psychologue, Psychothérapeute, chercheuse associée et professeure au Centre de Thérapie Stratégique et à l’École de spécialisation en psychothérapie brève stratégique de Arezzo (IT), Professeure en Psychologie à l’Université de Florence, conférencière en Italie et à l’étranger et auteure de plusieurs livres et publications.
Pour aller plus loin :
Cogito ergo suffro – G. Nardone – Ed. Ponte alle Grazie
Le Paradoxe du choix – B. Schwwartz – Ed. Marabout
Le mythe de Sisyphe – A. Camus – Ed. Gallimard